Intervention à L’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales en 2003 dans le colloque :
Les cicatrices : des plaies pensées
Cela va paraitre simpliste au premier abord de dire ce qui suit, mais pour pouvoir obtenir «une guérison» des souffrances, du symptôme, d’une « plaie » de quelqu’un qui en pose la demande, il faut d’abord obtenir des informations sur son imaginaire. Cela permet de déterminer comment il répond à la réalité et enfin produire des modifications de ces paramètres. Selon la réponse que l’on donne on n’obtient pas les mêmes résultats. Le dispositif mis en place par un psychanalyste n’a pas d’équivalent.
Comment on produit des coupures dans l’imaginaire
Dans sa quête de l’extension de la théorie psychanalytique à la culture, le principal problème de Freud était de trouver un moyen d’expliquer, à la lumière de la clinique psychanalytique, le lien entre les exigences pulsionnelles de l’individu et les exigences de la culture. Il soutient que certaines forces tendent à unir les êtres humains entre eux, d’autres à les séparer. L’Avenir d’une illusion, et Le Malaise dans la civilisation sont deux des principaux ouvrages rédigés par Freud pour tenter une vision d’ensemble de cette question. En effet, comment la culture règle-t-elle l’agressivité des individus qui la composent alors que déjà, ils ont dû renoncer de manière exorbitante à leurs exigences individuelles ? Et ceci, dès l’enfance et souvent par force et contrainte sans comprendre et intérioriser les coupures.
Le prononcé des dix commandements est une manière de moraliser en interdisant le but primaire des pulsions pour tenter de leur donner un destin dérivé. Mais ces commandements sont extérieurs à l’individu et ne suffisent pas la majorité du temps et ratent leur but.
Dans les deux ouvrages précédemment cités, Freud montre sa conception de l’intériorisation des commandements qui deviennent des instances présentes dans l’individu. Il montre que la parole est un moyen de découpe de l’imaginaire. Ainsi, il théorise que l’énergie de la libido en tant que pulsion, investissant le Moi d’un individu et lui faisant réaliser des actes, est renvoyée à sa source et produit une différenciation dans le moi. Il nomme cette instance différenciée, le
Surmoi. Elle fait subir au Moi, une répression identique à celle que ce Moi aurait voulu faire subir à un autre individu. Les peurs nocturnes des enfants sont les punitions qu’ils s’infligent par rapport aux actes qu’ils font et qu’ils ressentent comme une faute : par exemple, l’enfant qui à l’habitude d’espionner va s’infliger la peur des intrusions de monstres dans sa chambre.
C’est l’équilibre entre ces deux instances, autrement dit une inscription du désir dans la loi psychique, qui forge un sujet adapté à sa culture, c’est à dire un sujet ayant la connaissance de ses limites d’être humain parlant au comportement adapté aux exigences multiples et très différentes de la vie en communauté.
Cependant, un Surmoi trop puissant, trop persécutant, écrase un Moi atrophié qui donne une névrose mal équilibrée. Mais inversement, la théorie de la psychanalyse dit que si le Surmoi est une instance épouvantable, son absence serait pire. Ce Surmoi est composé notamment des interdits parentaux prononcés ou supposés prononcés. Freud identifie même cette instance à la conscience.
Cependant et paradoxalement, il est remarquable de constater que bien souvent la force de la répression surmoïque sur le moi, investi des tendances et des désirs, est inversement proportionnelle à la force et à la quantité d’interdits réellement prononcés. Ce fait est aisément explicable si l’on considère que les interdits que se prononce un individu (ou comme l’écrit Freud, s’introjecte l’individu) sont proportionnels et dépendants de la peur à laquelle il est suspendu de perdre l’amour du père ou plus largement de toutes les instances culturelles qui le représentent. Bien des faits sociaux sont les effets de cette peur : perdre l’amour du Pape, du gouvernement, du juge, du patron et d’une manière générale du supérieur hiérarchique dans l’échelle des gradus imaginaires. Il existe donc un lien très fort entre l’introjection des interdits et l’amour.
Les interdits culturels et sociaux sont opérants à différents étages et qualitativement différents. Ils sont soit prononcés clairement de l’extérieur d’un individu qui les reçoit comme des prescriptions juridiques ou encore intérieurement. Mais cette injonction peut également être inconsciente et il est bien difficile de se les représenter voire de se rendre compte que l’on est sous son influence.
Les coupes dans l’imaginaire
La loi humaine, le juridique décrète en dernier lieu le niveau des exigences culturelles en régulant ce que les hommes mettent en place pour leurs exigences pulsionnelles et la manière dont ils les subliment ou non dans une société. Si bien que de la qualité des décisions juridiques dépendent alors une grande partie des souffrances des individus dans la société puisqu’elles obligent à organiser le destin des pulsions selon certains schémas. Tandis que les pulsions exigent l’invention. Il est nécessaire d’insister sur ce point, car en pratiquant la psychanalyse, on constate non sans frayeur les ravages que produisent les décisions et les définitions conceptuelles figées. Les ravages viennent de leur gélification dans un seul sens. Des assignations des situations dans un sens prédéfini sans que l’on ne puisse rien changer. Ces décrets ne permettent pas la coupure dans l’imaginaire. Dans nos pays l’usage veut que l’on coupe en principe seulement dans l’imaginaire depuis l’abandon de la peine de mort. À l’opposé de ces séparations souvent mal réalisées dans le corps imaginaire, dans certains pays la préférence va à la coupure réelle de l’organe qui a fauté. Il faut noter que certains prisonniers à perpétuité demandent le rétablissement de la peine de mort parce que la prison est une souffrance encore pire
En ce qui concerne les lieux de coupe, ils se produisent, par exemple, dans l’imaginaire soudant dans le conflit haineux deux personnes ou deux institutions. Juridiquement des coupures sont décidées à partir d’un schéma arbitraire préférant largement le jugement moral et juridique plutôt que l’acte symbolique séparant, que la médiation en autre apporte par exemple. Dans les familles ce sont en général les enfants qui en payent le prix.
Ce faisant, le jugement arbitraire ne tient pas compte de la manière dont les termes des imaginaires des deux parties se sont soudés : soudure intra familiale, association, etc. La qualité des coupes, spécialement dans le domaine des jugements des affaires familiales, où l’imaginaire du symbolique a toute son importance et produit des effets parfois redoutables sur les enfants : les séparations sont alors des blessures qui ne cicatrisent jamais et sont sans cesse ravivées. Couper, séparer au bon endroit avec les termes adéquats est la règle d’or pour
effectuer des opérations dans l’imaginaire. Ce que l’on appelle l’éducation des enfants est en cela spécialement concernée.
Ensuite, il y a le symbolique du symbolique. Nous y sommes lorsque nous posons par exemple la question suivante : le corps du roi est-il confondu avec sa charge royale ? Question importante puisque c’est parce qu’il ne l’était pas, qu’à la révolution, on a pu couper la tête d’un homme qui avait la charge de roi. Telle une droite qui fait cercle à l’infini, le symbolique du symbolique rejoint le réel. Cela revient à rabattre le symbolique du symbolique dans le réel du symbolique de nos coupeurs de mains.
La psychanalyse contrairement aux sciences précédentes n’est pas une science de la coupure, c’est la coupure. Elle utilise une dimension du langage qui est la coupure même. La parole vient s’y diviser logiquement de telle sorte que le fantasme en est éclairé pour et par celui qui parle. C’est pourquoi Jacques Lacan a pu dire que la seule arme que nous ayons sur le symptôme, c’est l’équivoque.
Pour tenter de répondre à la question qui nous préoccupe aujourd’hui, je vais donc aborder une instance bien particulière, le fantasme, qui est quasiment à classer comme espèce en voie de disparition puisque que l’on a de moins en moins de droits au fantasme. Cette interdiction est proférée par la science expérimentale et par certains exégètes des textes de psychanalyse qui semblent prôner son éradication et qui prennent la place d’un Surmoi.
Or, la théorie psychanalytique fait contre feu en stipulant que c’est par le fantasme que nous est livré l’imaginaire, véritable corps avec ses organes et sa fonctionnalité. Il est à la fois une étendue intérieure par laquelle nous pouvons supposer que nous nous insérons à un corps physique et à un environnement, et le moyen de transport qui nous fait aller de l’un à l’autre afin de ne pas partir dans une errance infinie hors du sens. La connaissance que nous avons de ce corps par le phénomène du transfert nous permettra peut-être de comprendre si les cicatrices sont des plaies pensées.
Le fantasme : une structuration singulière de l’imaginaire
Pour évoquer la puissance de cet imaginaire, nous partons en Basse-Normandie et plus précisément dans la baie du mont Saint Michel. Là, il existe une immense entaille creusée dans la falaise,
appelée vallée du Lude. Elle se prolonge assez loin dans les terres, fendant en deux les falaises de Carolles. Un navigateur la voit nettement lorsqu’il pénètre par la mer dans la baie du Mont-Saint- Michel, dans l’Est de cet estuaire, formé par les rivières du Couesnon et de la Sélune. Cette plaie dans la roche a été creusée dans le sol par les anciens glaciers au cours des périodes des transformations géophysiques intenses. Le résultat en est cette côte à rias sans cesse remaniée par la violente alternance des flux et reflux des marées.
Pour le scientifique, ce phénomène est une broutille géophysique sur laquelle il ne s’attardera pas. En revanche, les ethnologues qui ont l’habitude, comme d’ailleurs certains psychanalystes, de s’accommoder des restes des sciences expérimentales ne s’arrêtent pas là puisqu’ils abordent non pas le réel, mais la réalité psychique. Aussi interrogent-ils les quelques anciens, les plus discrets, qui diront bien autre chose que le scientifique. Lorsqu’on acquiert leur confiance, ils content l’imaginaire de la baie, et l’on obtient les révélations des pêcheurs à pieds qui sillonnent à marée basse, cette immense mer de sable. Dans leur monde sensible où ils acceptent de vous emmener, ils parviennent à vous faire sentir des impressions étranges : ils disent que si l’on renonce à comprendre, on peut entendre certaines nuits la terre gémir les souvenirs ineffables de la matière et la mémoire des contraintes physiques originaires. Puis ensuite, passé ce moment de révélation des bruits du scellement de la matière, l’atmosphère vivante de ce lieu produit un étrange phénomène. On distingue un sens comme on distinguerait la syntaxe d’une langue étrangère qui jusqu’à présent n’était que brouhaha.
Dans ce moment particulier de révélation perceptive qu’aucun mot existant ne peut nommer et que l’onomatopée ne suffit pas, on est tenté par un néologisme. Là, dans la baie du Mont-Saint-Michel, le terme approprié serait le bruit-scellement. Pour y avoir passé quelques nuits et en me laissant aller au fantasme, je peux dire que l’on entend une sorte de tumulte amorti et ouaté. Lorsque vous êtes capables de l’entendre et seulement dans ce cas, les anciens expliquent que ce que l’on entend est le tumulte des combats titanesques de Saint Michel avec le diable : de toute évidence, ils attribuent cette entaille de la vallée du Lude à un coup d’épée de Saint-Michel lors d’un combat avec le diable qui convoitait les richesses alentour. On peut dire que l’entaille de la vallée est un point projectif du fantasme ainsi éprouvé. Cette plaie rocheuse amarre de manière irréelle des images et des corps. Les images acoustiques transforment bientôt le regard que l’on porte sur les cicatrices de la terre en traces témoignant de la violence des anciens combats de géants et qui pourraient revenir un jour. Ainsi, on peut se promener dans la baie parce que le Diable n’y est pas, car Saint-Michel l’occupe ailleurs et éloigne les tempêtes, le tonnerre et les éclairs.
On peut reconnaître aisément les exigences pulsionnelles agressives dans la figure du diable et le Surmoi qui interdit leurs ravages dans celle de Saint-michel. Comme ce conflit est impossible à régler puisqu’il est l’essence même de la vie psychique et culturelle, la meilleure manière de s’en accommoder est de le déplacer sur une autre scène mentale.
De la même manière dans l’esprit humain, le fantasme est l’instance qui nous protège du retour d’une jouissance pulsionnelle et du Surmoi ravageant qui font le lit de notre système psychique. D’où l’importance du fantasme et l’intérêt de ne pas trop y toucher sous peine de voir son psychisme être capable des pires exactions. Nous sortons ici du jugement moral pour aborder le problème autrement. La psychanalyse ne pardonne ni n’accuse, c’est un fait.
La plaie de la terre retient, relie, amarre, le sens imaginaire, mythique et religieux des hommes de la baie du mont Saint Michel, comme notre fantasme est relié à une plaie au fin fond de l’originaire de notre psychisme ; Plaie provenant de cette fracture entre nos exigences pulsionnelles et le fait de notre appartenance à une culture
Mais cette plaie est également le témoignage de l’effraction du langage dans notre organisme au tout début de la vie. Freud en a déduit ce qu’il a appelé la théorie de la séduction avant de l’abandonner la théorie de la séduction. L’entrée du langage est soit mémorisée comme la chose la plus épouvantable et soit comme la chose qui a apporté le plus grand plaisir.
Ce qui importe est de toujours distinguer le fantasme, expression du principe de plaisir et la réalité à laquelle le désir hallucinatoire doit se comparer. C’est ce manque de discernement grave qui fait que des enfants aux États-Unis subissent des peines de prisons pour avoir dessiné une scène où une école est prise dans une fusillade ou encore que l’on donne des amphétamines aux enfants dits hyperactifs.
Au milieu de la baie du Mont-Saint-Michel, les pécheurs fichent la trouille, et ce sentiment d’imprégnation visuelle et sonore avec une discrimination progressive du sens, nous place dans un état de conscience modifiée. C’est dans l’exacerbation de ce phénomène que certaines opérations mentales deviennent possibles pour ravager ou pour apaiser un psychisme. On peut nommer cela la prégnance du fantasme ou la partie physique de l’imaginaire, mais ce ne peut être que sous l’influence de cet état qu’un fantasme peut se partager, se communiquer, voir se communier dans le fantasme collectif. Ce fantasme collectif, n’est sûrement pas un inconscient collectif inventé on ne sait pourquoi. Le fantasme collectif et une collection de fantasme rangé sous l’idéal d’un seul. Il est une question de la psychologie des foule.
Le fantasme
Fantasme ne signifie pas élucubration ni imagination débordante, au contraire, un fantasme prend au corps et la manière dont il se prend au corps nous apparaît comme irréelle. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne participe pas à la vérité. De manière complexe, le fantasme dit que dans le rapport au réel de notre organisme, la vérité fait défaut ; et nous éprouvons sans cesse la force de ce rapport irréel. Il manque une nomination et c’est à la place de ce défaut de vérité que nous plaçons notre réalité par rapport à une origine manquante. Nous ne savons pas comment le mental s’attache au réel et à l’organisme. Dès lors, nous construisons une histoire à dormir debout : le mythe par exemple, qui vient à la place de la vérité manquante. Et c’est ce qui a été inventé de mieux pour construire une qui peut faire comme une origine exactement là justement où l’origine de notre histoire fait défaut cruellement. Ce n’est pas autre chose, il me semble, que Freud explique dans Totem et tabou en reprenant le mythe du meurtre du père. Notre Diable n’est autre qu’un père qui se permet toutes les jouissances. Il est refoulé sur une autre scène par Saint-Michel, représentant des interdits structurants. Si vous supprimez ces interdits humanisants, attendons- nous aux pires ravages entre les hommes et à des démolitions psychiques conduisant aux pires perversions.
Prenons au sérieux fantasme et mythe, car ils ont des effets extrêmement puissants sur le corps et le comportement en régulant les phénomènes de plaisir et de déplaisir. Il serait méprisant et source de méconnaissance que de considérer le mythe comme de l’imagination, il faut au contraire le considérer comme la langue de l’imaginaire. Lorsque nous nous laissons aller à exacerber le fantasme, la modification de l’état de conscience qui s’en suit est identique que l’on vive une rencontre avec un lieu géographique ou une culture, ou que l’on vive une rencontre avec quelqu’un qui prend le temps de nous écouter pendant plusieurs années en séances d’analyse. Il me semble que la façon dont nous établissons des liens avec l’espace extérieur est la projection de notre lien avec notre intérieur.
La double fonction du fantasme
La fonction du fantasme est double : il noue un individu avec le monde extérieur aussi bien qu’avec son monde intérieur (fait de son corps imaginaire et de son organisme) et il arrime le sujet à sa terre, à un collectif et à son corps. Le fantasme est ce qui répond à la plaie de l’être humain du fait de son statut d’être parlant. Il me semble que l’homme est une plaie qui pense et sa tache est de rendre cette plaie pensée. Nous n’avons pas d’autre solution que de restituer un savoir sur cette plaie qui nous constitue depuis l’induction voire l’intrusion du langage et qui ne se résout pas à cicatriser. Paradoxalement le plus souvent nous ignorons que nous pensons les termes d’une plaie qui résulte de l’effraction du langage dans l’organisme. Le fantasme est cause de projection vers le monde extérieur et d’injection dans notre corps propre. Le mythe est la formalisation du rapport du fantasme au monde extérieur, à la terre, puis par un renversement, la formalisation du rapport du fantasme à notre organisme. Des exemples cliniques montreront différents types de liens qui produisent des effets de plaies pensées réelles imaginaires et symboliques dans le corps.
Dans le rapport du sujet à sa terre, tout peut basculer dès lors que l’on change les données de l’amarrage de son fantasme au monde extérieur. C’est grâce au fantasme que l’imaginaire ne fout pas le camp et que nous ne sommes pas une horde de fous délirants n’importe comment. Par lui … nous délirons de manière beaucoup plus structurée et efficacement. Nous délirons plus lentement encore depuis l’avènement de la science … grâce à des scientifictions très efficaces qui tentent de remplacer le tissu mythique originaire. Cela fait que le réel ne revient plus à la même place, on le voit avec le climat aujourd’hui qui change et dont nous ne reconnaissons pas les
habitudes. On le voit avec les manipulations génétiques. Pourquoi Diable ne ferions-nous plus les enfants avec un rapport sexuel ? Le fait que le réel ne revienne plus à la même place doit nous faire craindre l’apparition d’angoisses tout à fait spéciales. Dans son livre, les Iks, comment survivre par la cruauté (Paris, Plon, collection Terres Humaines, 1987), Colin Turnbull montre comment la sédentarisation du peuple des Iks a produit les troubles mentaux les plus graves : psychoses, névroses, perversions, inhibitions, symptômes, angoisses, qui sont les différentes défenses possibles d’un organisme vivant pensant. Ce peuple trouvait son équilibre mental, sa cohésion psychique en partie dans un déplacement permanent. Dès lors qu’on le sédentarise, le fantasme individuel et collectif se met en travail de réparation dans ce cas quasiment pendant trois générations. Les opérateurs psychiques de transformation se mettent à fonctionner pour réparer le tissu symbolique, mais au prix considérable de catastrophes psychiques et de sacrifices inhumains. Pour ce peuple l’obligation à l’immobilité a créé des impasses imaginaires dramatiques.
Pour donner un autre exemple, dans l’état de modification de conscience que je décrivais au début dans la baie du Mont-Saint- Michel, supprimer brutalement l’entaille dans la falaise pourrait produire une effraction psychique considérable.
L’amarrage du fantasme à l’organisme
De la même manière qu’il existe un amarrage du fantasme à l’environnement, il existe un amarrage du fantasme à l’organisme par l’intermédiaire du corps imaginaire. Cet aspect va nous permettre de répondre pour une part et selon un point d’approche, à la question de ce colloque.
Pour illustrer cette conception, voici l’histoire d’une jeune femme qui montre que les entailles dans le corps peuvent se substituer aux entailles dans le sol et amarrer l’imaginaire quand le fantasme qui le maintient cohérent, fait défaut. Les blessures physiques peuvent avoir leur corrélat d’image et de symbole et déterminer le comportement. Cette jeune femme avait dû être amputée du membre supérieur gauche jusqu’au tiers inférieur du bras à la suite d’une erreur médicale. Cet épouvantable drame était survenu lorsque cette femme était nourrisson, et donc lorsque son schéma moteur et sensitif qui devait constituer son imaginaire n’était pas encore inscrit. Elle a grandi avec cette plaie décharnée, os apparent, organisant son monde imaginaire et ses relations aux autres en fonction de lui, en l’intégrant comme normalité. La plaie de ce membre organisait les rapports de cette femme au monde, rapports que l’on peut dire « adaptés ». La fin de croissance venue, l’os ayant atteint sa taille définitive, il a été décidé une régularisation de la plaie pour obtenir un moignon plus présentable et appareillable. À la suite de cette opération, la femme fit un délire psychotique. Dans son errance psychotique, des écrits qui racontent l’histoire d’enfants errants dans la campagne, se guidant par les fils électriques d’EDF, qu’ils rencontraient comme s’ils suivaient un chemin tracé dans l’espace quand le sol ne fait plus repère. Ces fils électriques sont des métaphores de l’innervation de son bras manquant et grâce à l’errance de ces enfants, figée dans l’écriture, elle répare son imaginaire. On comprend mieux à travers cette histoire extrême les effets d’une cicatrisation forcée d’une plaie structurante et, d’une manière générale, les effets sur l’imaginaire de l’apparition ou la disparition de signes sur le corps : tel grain de beauté, telle tache blanche, auxquels nous donnons toujours une explication naturelle beaucoup plus forte et émotionnelle que l’explication scientifique et médicale. La science en nous obligeant à faire le deuil de notre plaie pensée qu’est notre fantasme et à la cicatriser, produit des effets de désarrimage de plus en plus nombreux parmi les hommes.
La révélation de l’imaginaire fixé à un signe sur le corps est toujours une surprise. Lorsque cette révélation se produit au détour de la parole prononcée dans le cadre du transfert d’une cure analytique, elle prend une dimension spécifique qui permet d’agir par la parole sur le symptôme, parole totalement inefficace hors de ce contexte spécifique. Les modes d’apparition de cet imaginaire lié à un signe du corps sont toujours singuliers, tout un monde parallèle existe le plus souvent à l’insu de celui qui le porte. Et l’on s’aperçoit qu’un signe sur le corps est un signe destiné à quelqu’un ou un signe de la présence de quelqu’un. Dans un second temps, il est signe de quelque chose. C’est pourquoi cette femme psychotique peut maintenir son imaginaire en remplaçant le point d’amarrage qui était son bras, par un amarrage d’écriture.
Voici un autre exemple surprenant de plaie, un homme se présente avec un eczéma périlabial, mais sa demande de cure analytique ne semble pas se poser à partir de ce signe corporel. En revanche, il explique qu’il souffre d’inhibition, d’un sentiment d’infériorité et d’impuissance dans ses relations sociales souvent vécues comme des échecs. L’évocation de cette marque sur son corps ne viendra que très tard dans la cure parce que sa présence n’est venue logiquement dans son discours qu’au bout d’un long détour. Un jour, il vient avec le rêve suivant extrêmement culpabilisant pour lui : il se représente totalement introduit dans le tube digestif de son frère, son corps est tout entier pris dans le tube anus bouche. Sa bouche fait une par l’intérieur avec la bouche de son frère. Par l’extérieur, la bouche son père vient également se fixer sur la bouche unique des deux frères. Dans l’imaginaire de cet homme, une bouche est commune entre son père, son frère et lui. Dans la réalité les deux frères sont des faux jumeaux. Cette représentation des liens masculins de la famille et de son nouage sur la nappe du corps imaginaire montre une suture entre trois êtres dans le fantasme de cet homme. Cette suture est exprimée physiquement avec sa localisation correspondante sur la peau et donnée à voir. Muni de ce signe cutané et des représentations intérieures que la surface du corps relie, mon travail a consisté à lire et à procéder à une véritable chirurgie. Grâce à la parole et aux interprétations, les représentations, les rêves, les métaphores et les métonymies spatiales présentes dans le discours de cet homme ont servi de scalpel.
Qu’est-ce que nous enseignent cet histoire ?
Une plaie donnée à voir sur la peau et qui ne contient aucun affect a sa correspondance dans une scène imaginaire qui est, elle, extrêmement culpabilisante. Il y a donc un passage pour cet homme d’un donné à voir à un donné à savoir. C’est le donné à savoir à un autre qui est culpabilisant. Cet homme fait donc un passage d’un point de culpabilité à un point de « coupabilité » puisqu’il est possible de découper la suture imaginaire par la parole et l’interprétation. On peut dire que la scène imaginaire a un point de projection sur la peau visible de l’extérieur comme l’entaille de la vallée du Lude. À la suite de cette interprétation qui a du se faire sur plusieurs séances et de manière
discontinue, cet homme a profondément changé sa vie et levé bon nombre de symptômes pour lesquels il était venu à la psychanalyse.
Ce type de description n’étonnera pas, je pense, les ethnologues tant le florilège des mythes apporte des descriptions de sutures et de séparations de corps en permanence. En fait, on peut vivre librement de son corps physique tandis que dans notre corps imaginaire, nous sommes entravés par le corps de quelques autres. C’est une manière de porter sa famille sur ou dans son corps. Dans notre exemple, le corps imaginaire de cet homme atteint d’un signe dermatologique, exprimait une plaie causée par le corps de son père et de son frère. Les coupures de libération laisseront dans l’imaginaire une cicatrice tandis que la plaie de la peau s’effacera. Ce qui est remarquable, c’est que l’eczéma, sans doute handicapant, permettait de maintenir une blessure réelle, signe d’une suture pathologique dans l’imaginaire : c’est de manière certaine un cas particulier de ce que l’on appelle un inceste imaginaire. La plaie d’eczéma attendait et maintenait la possibilité qu’un interdit soit posé sur cet inceste : l’eczéma assurait la sauvegarde de l’interdit de l’inceste. J’avancerais que cet eczéma peut être considéré comme une écriture véritable que l’on peut comparer à une écriture ancienne où l’expression graphique figurative était échangée par une partie de la figure : un oiseau par exemple dont on ne gardait que le dessin du bec, de telle sorte que, manquant de ce qui le complète, on ne peut savoir de quoi il s’agit. L’eczéma, dans ce cas est une métonymie spatiale (une partie pour le tout).
Voici une autre histoire : une femme se plaint de douleurs épouvantables dans différentes parties de son corps : genou, dos, mâchoire, abdomen. Aucun traitement antidouleur ne faisait effet. Jusqu’au jour où je me rendis compte que dans sa famille, nombreux étaient ceux qui étaient morts, souvent de manière violente, abdomen enfoncé par une charrette pour un grand-père, luxation du genou et plaie associée compliquée de septicémie chez une tante, etc. … de telle sorte que cette femme portait non dans son corps, mais dans son discours, projeté dans son corps, les douleurs de sa généalogie. Les blessures symboliques qu’elle portait par pure induction dans une conversion hystérique, étaient des douleurs d’amour, des douleurs que Freud appelle des réminiscences. Par son discours, elle rassemblait dans son corps la douleur de sa famille. Je n’ai pu aller plus loin dans l’interrogation de cette femme qui portait sa plainte de médecin en médecin. Elle errait de ne pouvoir aborder ses douleurs autrement que par une interprétation organique. Les plaies virtuelles dans ce cas sont placées dans le langage, comme la mémoire d’un deuil impossible et d’une emprise symbolique ravageante de la famille.
Ces trois cas cliniques expriment trois modes d’existence de plaies pensables à partir de la réalité psychique. A partir du moment où ces plaies pensables deviennent pensées, lever le symptôme devient possible.
En considérant que nous sommes constitués d’un corps réel, organique, d’un corps imaginaire et d’un corps symbolique, et que le fantasme orchestre le fonctionnement de ces trois corps pour le service du désir, nous pouvons nous apercevoir que : – dans le premier cas de cette femme psychotique, le corps réel imprime le corps symbolique. – dans le second cas de l’homme à l’eczéma, le corps imaginaire imprime le corps réel.
– dans le dernier cas, le corps symbolique imprime le corps imaginaire.
Pour terminer, de mon point de vue, les cicatrices ne sont pas des plaies pensées. Il me semble plutôt que tant qu’une plaie est pensée dans l’inconscient, c’est-à-dire que temps qu’elle signifie quelque chose pour quelqu’un à l’insu de celui qui la porte, elle ne peut se cicatriser.
Questions
Le président de séance : Jai une question toute simple : ce concept de plaies pensées, est-ce un concept classique ?
J.-B. Beaufils : Pas du tout. Je suis assez rompu aux questions de psychosomatique dans la psychanalyse. Mais venant de l’ethnologie cette manière de concevoir est très intéressante. Cela m’apparaissait comme un pensable différent. C’est toujours le cas lorsque l’on dit tout haut ce qui est implicite, on bouche une ornière en nommant un concept. Dans la psychanalyse, à la frontière du corpus psychanalytique c’est une donnée disparate sauf dans les conceptions psychosomatiques avec lesquels on aborde l’organisme du point de vue
du langage, mais la question du corps n’est pas attrapée par ce biais. On a parlé du moi-peau avec D. Anzieu, des passions coupables du réel, de « coupabilité » du réel avec Jean Guir, on n’a jamais dit à ma connaissance qu’une plaie pouvait être pensée. C’est vraiment comme vous le dites une affaire de concept et de jeu grammatical. Ce que Ce que l’on fait dans le transfert n’est pas autre chose, nous devons faire créer des concepts de son sujet, à un individu. C’est par la grammaire, la lecture du symptôme que l’on suppose pouvoir opérer sur une plaie psychique, mais pas physique. Il est en effet très difficile de faire passer cette idée, y compris parmi les psychanalystes, que l’on peut à travers le fantasme et à travers le vocabulaire qui se déploie dans le langage du symptôme, produire un effet physique. En ethnologie personne n’est étonné de cela. Les chamanes opèrent sur les corps dans un moment particulier, dans un état modifié de conscience, dans une exacerbation de la dimension du fantasme. Dans la psychanalyse le transfert permet d’entendre des choses inouïes, ignorées de celui qui parle et auquel on livre des interprétations avec des effets sur le réel. L’équivoque est ainsi une arme à condition de l’utiliser avec parcimonie et non à tout bout de champ. Si on peut travailler sur une plaie, la rendre pensable, c’est à dire la saisir dans son articulation avec le fantasme alors on comprend dans l’après coup, qu’elle était une plaie au potentiel pensable. Elle devient pensée. Cela est particulièrement évident pour cette dame présentant des douleurs hystériques, encore de l’ordre psychique. Elle pourrait abréagir sa souffrance. C’est moins évident dans le cas de plaies réelles. Freud à l’origine à jouer à l’apprenti psychanalyste en disant aux hystériques : « Parlez-moi. Arrêtez de dire que vous avez mal quelque part dans votre corps, parlez-moi ». Une des patientes de Freud lui avait d’ailleurs fourni le concept qui lui manquait : celui de la talking cure. Les hystériques considérées comme des mauvaises malades par les médecins, qui ne guérissaient pas, ont trouvé une issue avec Freud. Lorsqu’une patiente va de médecin en médecin en disant : soignez-moi, donnez-moi une substance pour ne plus avoir mal et qu’on fait entendre que sa souffrance peut être parlée, peut être dite, peut être interceptée dans le discours, à ce moment, ça change tout pour elle. C’est-à-dire qu’elle passe d’une errance à quelque chose qui l1arrête, qui la tient à son corps, au monde du langage. Son symptôme devient une affaire d’existence et non plus de substance.
Intervenant : À propos du réel, de l’imaginaire, du symbolique, est-ce qu’on peut dire que dans une société occidentale où le symbolique d’une certaine manière n’est plus très présent, la psychanalyse permettrait de ramener une certaine présence de ce symbolique ? Alors que dans d’autres sociétés, où le mythe est très fort et présent, certaines personnes permettent le contact avec le mythe.
J.-B. Beaufils : je ne dirai pas cela. Je pense qu1il n’est absolument pas vrai de dire que le symbolique n’est pas présent dans nos sociétés. C’est la manière dont on l’emploie qui est différente. Le symbolique peut opérer de deux manières, soit coloniser le désir en figeant l’interprétation du monde soit au contraire par la fonction symbolique en ouvrant au maximum les possibilités d’explorer la symbolisation. Il faut rappeler que sumbolos signifie à l’origine ce qui unit. Il existe de multiple façon d’unir. Lorsque le magistrat décide de couper réellement une main, pour lui sa décision est prise pour des raisons symboliques, c’est à dire par rapport à un système de sens établi et qu’il ne faut surtout pas modifier. La main est cependant vraiment coupée et là intervient une certaine perversion. L’échec d’un système c’est quand cela se termine par une perversion et non comme dirait Lacan comme une version de père. Cela veut dire que le symbolique est toujours présent mais c’est son emploi et ses effets voire la reconnaissance de ses effets qui ne sont pas toujours identiques. Le symbolique est extrêmement présent voire domine tout. Cette manière d’employer le symbolique est à l’origine de la séparation entre Freud et Jung par exemple. Il y a des variations dans les effets en fonction de son application dans les différents champs symboliques, réels ou imaginaires on peut ainsi parler du symbolique du symbolique, du symbolique de l’imaginaire et du symbolique du réel. Une des dimensions n’apparait pas comme évidente et qui pourtant possède les effets les plus graves : c’est la décision juridique et législative. C’est celle-là qui porte la notion du symbolique du symbolique.
L’autre aspect intéressant est celui de la mise en rapport avec le mythe. Il me semble l’apercevoir dans le livre Lire Lévi-Strauss de Lucien Scubla sur la formule canonique des mythes. Au-delà de ce que veut dire cette formule, elle signifie surtout que c’est mobile et que les termes des mythes sont en perpétuel mouvement, et pas n’importe comment. Il y a des voies obligées du fait des êtres parlants. Quand
quelque chose est déstabilisé dans l’homéostasie sociale, les mécanismes opérateurs se mettent en marche pour réparer, pour reconstruire un sens en permanence. Si l’on observe les torsions des rapports métaphoriques, métonymiques, enfin tout ce qu1on veut en ce sens, on peut considérer que cette affaire de mythe est un organe de réparation. Lévi-Strauss l’a formalisé tant bien que mal. C’est fait de telle manière que partant d’un bout, on y revient par une suite de transformations. Un corps qui est stable, est déstabilisé par les effets réels, politiques d’un pays, ou d’un seul homme parfois et automatiquement tout un système se met en marche : remémorisation, recréation, reformulation des concepts du corps, de la pensée, du symbolique d’un peuple jusqu’à ce qu’il se stabilise comme auparavant ou autrement. Effectivement à l’échelle des êtres qui s’aiment, qui se désirent, c’est une catastrophe. À l’échelle de l’humanité, on peut froidement dire : c’est le langage qui travaille. Si on regarde les sentiments, c’est autre chose. Parce qu’effectivement en dessous il y a les meurtres, les abominations, la souffrance, la maladie. Les opérateurs de réparations se fichent éperdument des perceptions des individus, ils travaillent dans un sens qui ne dépend pas de l’homme, mais du langage lui-même. C’est pour cela qu’à certains moments, afin de ne pas interrompre un processus, je pense que certaines plaies ne doivent absolument pas être cicatrisées. Que l’on pense au deuil par exemple que l’on traite aux antidépresseurs sans que la parole fonctionne. Mais c’est aussi parce que l’on commence à penser en termes d’affections, d’amour et de désir qu’une plaie peut commencer à être pensée
Un intervenant : Pour continuer dans ce sens-là, je me demandais si dans le cas de l1eczéma, il ne faut pas le laisser en place, plutôt que de le passer au scalpel imaginaire par la parole. Est-ce que finalement ça nous duperait sur quelque chose qu’il ne faut pas voir, et qu’à partir du moment où on essaie de faire disparaître cet eczéma-là, le corps s’écroulerait.
J.-B. Beaufils : Oui, effectivement. Cela peut provoquer des drames psychiques et je dirai qu’il faut toujours se poser la question. Certains eczémas peuvent être lié à un virus ou des questions d’HLA, ou encore disparaissent après un certain âge et se transforment en asthme. Il y a
également les récidivants, ceux justement qui font parler. Ils sont parfois familiaux Il faut alors supposer qu’effectivement, ils sont le résultat d’une prise dans l’imaginaire. Dans le cadre du transfert, si cela se pose, je ne vois pas ce qui empêcherait d’y travailler dans la mesure où on ne force pas la demande et que justement, on attend que cet exéma vienne dans le discours du patient. S’il en parle, c’est qu’il est prêt à l’analyser. Certes, on connait le lien, comme nous l’avons vu, entre le déclenchement d’une psychose et une intervention sur le corps, mais dans ce cas c’est une intervention forcée sur le corps.
Dans le cas d’une névrose pourquoi éviter la question ? D’autant plus, qu’un phénomène psychosomatique peut, dans une certaine mesure, empêcher la continuation de l’analyse.
Un intervenant : J’avais un peu l’impression que comme dans une famille on est presque, par notre sève, notre sang, attachés les uns aux autres par quelque chose, par un eczéma ou par autre chose. Pour cette femme à qui soudain on supprime son souvenir d’actes violents subis par ses parents, le fait qu’ on en parle et qu’on les lui supprime, est-ce que cela ne va produire une sorte de coupure familiale dans la lignée ?
J.-B. Beaufils : oui et non, on parlera plus de séparation des corps anormalement reliés ou en tous les cas qui sont pathogènes dans la plainte de la personne. Là, il s’agit d’une conversion hystérique et dans ce cas c’est assez simple à percevoir. En revanche, c’est beaucoup plus complexe pour cette personne qui souffre d1eczéma péri-labial, parce qu1on a intérêt à tout découper une fois le processus engagé. Dans le cas de cet homme le fait qu’il se sépare des corps masculins de sa famille, a régulé ses rapports au monde. À partir du moment où on dit qu’on est opérant sur un certain nombre de signes du corps, il faut prendre très au sérieux cette affaire-là et il est de la responsabilité d’un analyste d’aller jusqu’au bout. Ceci nous fait apparaitre également la responsabilité de certaines cultures lorsqu’elles prescrivent des infibulations, des excisions et ce dont on ne parle pas souvent des circoncisions, banalisées car paraissant moins mutilantes, aux conséquences sérieuses. On peut évoquer la chirurgie du nouveau-né qui laisse dans le corps imaginaires des traces irréversibles. C’est le problème des interventions effectuées lorsqu’un cerveau, n’a pas constitué son schéma moteur ni sensitif. En effet, il est bien difficile de retrouver par la suite les traces dans l’imaginaire des plaies ainsi réalisées lorsqu’elles font problème.
Intervenant : Je voudrais revenir à la notion de mythe d’un point de vue anthropologique. Vous avez parlé de Lévi-Strauss, dans une perspective structuraliste particulière, mais, depuis, d’autres personnes ont travaillé sur les mythes. En particulier Patrice Bidou qui est très ouvert à la psychanalyse, et aussi Maurice Godelier, et bien d’autres. Mais il y a une fonction idéologique du mythe, qui n’est pas dissociée de la société. Ce qui est donné à entendre dans le mythe c’est l’inversion d’une réalité sociale. Par exemple concernant les rapports entre hommes et femmes. Si on reprend les mythes d’Amazonie qui sont décrits par Patrice Bidou ou par Maurice Godelier chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, on a une situation originelle décrite dans les mythes, où se sont les femmes qui possèdent les symboles du pouvoir, en l1occurrence les flûtes en Amazonie. Sauf qu1on voit très bien que lorsque ce sont les femmes qui possèdent ces objets qui symbolisent le pouvoir, en fait ça se passe mal et il y a désordre. Et c’est dit dans le mythe. En fait, ça légitime le fait que les hommes reprennent les flûtes par la force, et rentrent dans le social. On est plus dans le mythe. Donc là le mythe vient souvent pour légitimer une situation sociale existante, pour dire : les femmes, elles ont déjà eu le pouvoir dans un temps mythique, donc c’est légitime que ce soit les hommes qui dominent la société.
J .B Beaufils : Je vais ramener votre question à un autre sujet mais qui se rejoignent en fin de compte. Vous aborder là un problème fondamental et très actuel et qui concerne le sens donné dans notre pays aux psychothérapies ou aux interventions auprès des enfants par l’éducatif par exemple, par rapport à la psychanalyse. En effet, vous parlez de l’effet de la colonisation du désir par la culture. Le mythe en devenant prescription, savoir historique par celui qui a le pouvoir à ce moment-là, tournant le sens comme il l’entend et qui permet d’éviter un désordre supposé, une « prévention » stabilise une société dans sa forme. Les révolutions sont alors impossibles. Le remaniement des sociétés, de la pensée sont très difficile. On y risque tout simplement la mort si l’on veut réformer. Qu’on pense à l’interprétation des rêves. Dès lors où il est considéré comme prédestination ou que son sens est
préalablement définit avec un dictionnaire, une culture, mais aussi une société, une entreprise, un état ou un individu peut avoir une emprise sur d’autres individus. En fait, il empêche les changements de statut dans une société et d’une manière générale, le désir de chaque être ou sa spécificité d’advenir. On peut se suicider pour cela ou développer des troubles névrotiques graves. Le sentiment d’être aimé par la foule des congénères, l’appartenance à un corps peut effacer pour un temps les névroses individuelles, mais cela ne dure pas. La psychanalyse au contraire intervient pour faire se réaliser le désir propre du sujet en mobilisant le symptôme considéré comme une invention ratée qui alors est perdu pour la Culture, pour son enrichissement. Mais un individu qui se met à désirer pour son propre compte, fait une entaille, une plaie dans sa culture : il lui impose un remaniement parfois très violent. Dans la dictature, on met en place des machines à empêcher l’invention du désir. Toute culture qui tend à figer le sens à obliger un comportement considéré comme le bon, tend à devenir une dictature.
De nombreuses sociétés ont un système, qu’on pourrait dire législatif, qui absorbe en lui tout signifiant nouveau afin de rétablir l’équilibre antérieur, par une suite de transformation des mythes. Mais de telle sorte que l’ensemble du mythe ainsi transformé, l’est dans sa forme, mais pas dans sa structure opérante, c’est à dire dans la prescription qu’il transporte. L’homostase d’une population d’Amérique du Sud par exemple va ainsi dépendre, lorsqu’elle est déséquilibrée d’un ensemble de transformations se produisant par conduction, par contact dans toute l’Amérique, du sud au nord et ceci par le truchement des déplacements exogamiques et la transmission des discours notamment. Je donnerai comme image, celle des dominos placés en chaine. La chute de l’un provoque la chute du suivant. Le dernier fait chuter le premier qui fut à l’origine de tout le déséquilibre. Mr C. Lévi-Strauss, par la formule canonique des mythes, à peine encore étudiée, montre l’équation qui régule ses suites de transformations. La dynamique dans l’équation, selon le sens qui y transite, dépend de l’échange des femmes. C’est en se sens que peut- être l’homme se retrouve à prendre cette place qui est moins celle d’une domination que celle d’être aux prises avec une responsabilité dont la plupart du temps il ne veut pas, en tant qu’élément qui s’échange pas. Évidemment, cela produit, lorsque c’est mal appliqué, toutes sortes de perversions, la domination en est une, mais l’inverse
également qui voit de la domination partout et qui sert l’extrême violence des femmes comme mère notamment et dont on ne parle pas beaucoup et qui est tout à fait clair dans les cures psychanalytiques. Fondamentalement, je ne crois pas que le mythe sert à prescrire, « le mythe ne veut rien », c’est l’interprétation du mythe qui prescrit, autrement dit un homme ou des hommes, au sens de l’être humain, qui veulent interpréter comme cela. Le pouvoir, finalement c’est d’être en place de décider une interprétation d’un mythe qui en lui-même ne veut rien. C’est l’interprétation, érigée au rang de symbole, qui est faite du mythe et des symboles, pour revenir à la question précédente, qui sert la perversion, que je sens un peu dénoncée dans cette question.
L’interprétation agit là où la structure mentale individuelle vient modifier le cours des opérateurs en marche qui initialement ne sont pas faits pour cela. C’est l’interprétation qui en est faite. En revanche, la modification vient lorsque c’est l’homme qui est échangé. Encore une fois du point de vue de l’individu qui aime et qui souffre, c’est épouvantable, mais pour le système du langage, c’est quelque chose qui n’a pas de sentiment. Le langage est fait pour faire certaines opérations qui ne dépendent pas de l’être humain. L’homme n’y est pris que par son corps imaginaire lorsque le verbe se fait chair. La seule chose possible est de reconnaitre comment cela bouge et d’agir en conséquence. Ce qui, il faut bien le dire, est rarement fait. Par exemple, les politiques sont incapables de traduire les connaissances apportées par l’anthropologie et la psychanalyse en dispositifs concrets pour améliorer les troubles de notre société.
J.B. BEAUFILS